Cette pièce chorégraphique, qui revisite avec puissance le conte des frères Grimm, pourra décevoir celui ou celle qui vient retrouver une histoire qui a bercé son enfance : dans cette version de Marcos Morau, nulle grenouille prophétesse ni prince charmant. En revanche, on s’amusera de redécouvrir des fragments de bandes sonores du Disney, lui-même citant Tchaïkovsky ; le ballet repose sur un tissu de références, que le chorégraphe parvient à merveille à déjouer. L’argument du conte prend ici un tout autre visage et vient remuer une angoisse profonde. Différents tableaux se succèdent : le ballet s’ouvre sur une lutte inaugurale entre le Bien et le Mal, qui laisse place à une valse autour de multiples poupons – par ailleurs magnifiquement dissimulés par les interprètes sous leurs robes à crinoline -, puis vient le baptême d’Aurore, et enfin la disjonction progressive du monde alentour, concrétisée par le démontage du plateau et le déshabillage progressif des danseurs et danseuses.
Tout au long de la chorégraphie, les lumières, dont l’emploi tend vers le monochrome, du vert au bleu, en passant par le rouge et le blanc, contribuent à installer une écoute totale, pleine. La pièce mobilise un regard tout particulier, une attention focalisée sur les micromouvements des interprètes. Reposant sur des procédés répétitifs, soit de constants déplacements de jardin à cour, le ballet est aussi une épreuve pour le public, qui regarde les danseurs fuir quelque chose qui se dérobe à sa vue. Marcos Morau parvient là à un tour de force : transporter du théâtre à la danse le procédé teichoscopique. Point de parole prononcée, mais le corps de chaque interprète, rivé sur un point invisible, situé à jardin, parle. Ces déplacements, d’une porte à l’autre du plateau, créent une impression paradoxale de mobilité, tout bouge et cependant rien de change, soit l’angoisse, qui nous parle tout particulièrement, d’un monde incapable de s’adapter à ses propres mutations.
Autre procédé vertigineux : le corps est montré dans tous ses états, de l’inorganique, la poupée, au plus vivant, le corps nu et vulnérable. Autour de ces diverses silhouettes gravite le souvenir de la figure d’Aurore, ce qui fait d’elle, comme le dit le chorégraphe dans un entretien avec Gilles Amalvi, « la grande absente du ballet ». Plus que d’un simple conte, il s’agit là de l’anthologie d’un cauchemar, celui d’être confiné dans le sommeil. À cette impression de claustration répond l’étirement de la temporalité du récit, parsemé de touches de violence. À la manière du pinceau de Paula Rego, l’écriture chorégraphique de Marcos Morau, qui donne à sentir la puissance du conte, nous laisse troublés.
La fin du ballet, en revanche, peut laisser songeuse. À première vue, cette clôture ironique et métadramatique sonne un peu faux. Une fois la quasi-totalité du plateau démontée, les interprètes se mettent même à crier. Or si les cris des danseuses de Sonoma résonnaient avec justesse dans la Cour d’honneur du Palais des papes, là, ceux des interprètes de La Belle au bois dormant sonnent de trop. Mais après avoir assisté au ballet plusieurs fois, il nous vient la conviction que cette fin est légitime, car elle satisfait le besoin de relâcher une énergie, une tension. Le chorégraphe prend au pied de la lettre le terme de chute : une pièce finirait quand elle est démontée seulement ; du décor à l’émotion qu’elle produit, tout doit finir en miettes. Faisant ainsi redescendre la tension dramatique qui culminait jusqu’alors, l’artiste propose une béance, une échappatoire, un petit hublot, face au ciel menaçant du conte.