Un paysage mélancolique ouvre le documentaire : au grand air, dans un décor méditerranéen, le soleil s’estompe peu à peu. Des voix murmurent des paroles dans plusieurs langues. Elles émanent de robes blanches en plâtre, sculptées par l’artiste. Elles font partie de la série qu’Anselm Kiefer a intitulée Les femmes de l’Antiquité. Ces plaignantes, déguisés en mariées, n’ont pas de visage. Pas même de corps. Parfois, à la place d’une tête se trouve un livre ouvert, leitmotiv dans l’œuvre du plasticien allemand, une sphère métallique ou un tas de bois. Les phrases prononcées s’amoncèlent les unes sur les autres, s’annulent. Les robes blanches, délicates œuvres de verticalité, en imposent à l’écran. Ce sont autant de tours de Babel en réduction. Le film poursuit ce troublant brouillage des voix, en faisant notamment entendre celle l’artiste, avec laquelle résonneront le timbre des poètes Paul Celan et Ingeborg Bachmann.
Voir dans l’œil de l’artiste
L’ouverture du film annonce le projet cinématographique dans lequel Wim Wenders s’est lancé : pénétrer l’esprit d’Anselm Kiefer, découvrir les fantômes qui l’habitent. Le documentaire, qui flirte avec le docu-menteur, pour reprendre un jeu de mot cher à Varda, reconstitue avec finesse des souvenirs de jeunesse de l’artiste, dont la petite chambre dans laquelle il a commencé à dessiner. Par un ingénieux procédé de superposition, fil rouge du film, Wim Wenders réunit l’artiste et l’enfant qu’il fut, incarné par le petit-neveu du réalisateur. Le jeune Anselm quant à lui, celui qui sillonnait l’Europe, son appareil photo en main, est interprété par le fils de l’artiste. Le documentaire appuie sur l’importance que la photographie – art ô combien chéri par Wim Wenders lui-même – a pris dans son œuvre. Il en a accumulé des milliers, minutieusement triées dans les tiroirs sombres de son atelier. Pour le peintre danubien, elle constitue notamment un préalable à la réalisation de ses toiles. Pour en venir à la voyance, qui est la force de la peinture d’Anselm Kiefer, il s’agit en amont de développer la vision, à quoi l’art photographique, plus qu’un autre, permet. Notons au passage qu’une exposition Anselm Kiefer. La photographie au commencement lui est consacrée au LaM (jusqu’au 3 mars 2024).
À l’écran se succèdent les images d’archive, les séquences filmées au présent et les plans du passé de l’artiste, reconstitués par le cinéaste. Un autre type d’image, bien plus singulier, s’observe discrètement le long du film : des scènes de pure poésie, où l’univers de Kiefer se mêle à celui de Wenders. Et le peintre traverse un fil branlant sur fond de ciel nuageux, gris cendres.
Dérober le feu
Un homme sifflotant, à vélo, se promène dans un immense hangar. Son panier est rouillé, mais son œil est alerte. C’est le propriétaire de ces lieux, quelques 35 000 m2 d’entrepôts acquis en 2009. Il nous guide nonchalamment au sien de son immense atelier de la région parisienne. Le besoin d’espace de Kiefer n’a rien d’un caprice, il lui faut ces lieux pour recueillir une souffrance quasi universelle, non extinguible, liée au fait que l’humanité ait cédé à la barbarie. Toujours près du mythe, il érige des immenses tours, « palais célestes », comme il les nomme.
Dans une séquence du documentaire, il calcine l’une de ses toiles au lance-flamme. À première vue, on croirait voir Prométhée réincarné en un septuagénaire. Mais s’il a dérobé le feu, ce n’est tant par orgueil, que par nécessité. Né exactement deux mois avant l’annonce de la capitulation de l’Allemagne, Kiefer est pétri par l’Histoire de son pays. L’œuvre du plasticien, qui agence sans cesse des ruines, fait état de ce que Daniel Arasse appelle une « mémoire sans souvenir ». Ce n’est pas tant la guerre qui l’a marqué, mais le spectacle de la dévastation qui a suivi le conflit mondial. Pour lui, l’art, monumental bricolage, ne cesse de dire : au commencement étaient les ruines.