« Histoires du cinéma IV : One Song », le tourbillon musical et sportif de Miet Warlop

Expérience démesurée et performance avant-gardiste, le spectacle musicalo-sportif de Miet Warlop a renversé le public du Festival d’Avignon.

Rarement une représentation n’aura autant électrisé le public du Festival d’Avignon. La troupe de Miet Warlop, artiste belge de 44 ans, a réuni, le temps d’une heure, les 800 spectateurs de la Cour du lycée Saint Joseph, et leur a proposé une expérience musicale, physique et théâtrale d’une vitalité et d’une audace exceptionnelles.

Sur scène, des instruments de musique côtoient les appareils d’exercice physique dans ce qui semble être un club de sport. Une commentatrice à trois jambes décrit et analyse les performances avec humour, même si ce qu’elle dit reste la plupart du temps incompréhensible. Un groupe de supporters, sur une petite tribune, encouragent le groupe de sportifs-musiciens qui s’élance sur la partie centrale du plateau.

Cinq comédiens en tenue sportive s’échauffent sur un côté à petites foulées, puis rejoignent chacun leur poste : une violoncelliste fait de la gymnastique sur une poutre, un pompom boy court autour de la scène en fredonnant, un troisième saute sur un tremplin de gym pour atteindre son piano perché en haut d’une échelle de musculation, un autre fait des pompes tout en jouant de la contrebasse quand le dernier saute entre les différentes parties de sa batterie et de ses cymbales.

Une fois lancé, le métronome va rythmer, ou plutôt donner le tempo, à la troupe. Est-ce un concert de rock ? Est-ce une chorégraphie de danse ? Ou bien est-ce un entraînement intensif de sport ? One Song est un peu de tout cela, comme l’indique son classement dans la section « indiscipline » du Festival d’Avignon, en dehors des catégories classiques « théâtre » et la « danse ».

Plus qu’une simple répétition de la même chanson, One Song est une gigantesque expolition, puisque la chanson est répétée plusieurs fois sous différents variations et aspects. Cette figure de style de l’expolition permet de déployer toutes les potentialités formelles et combinaisons de sens. Lorsque le rythme du métronome s’accélère, les mouvements du groupe s’intensifient jusqu’à leurs limites physiques. De même, lorsque le métronome décélère au point, le temps se fige presque et la musique est jouée dans un ralenti (slow motion) spectaculaire.

Le spectacle s’inscrit dans une série anthologique du Festival d’Avignon / NTGent, les « Histoire(s) du théâtre », déjà mise en scènes par Milo Rau, Faustin Linyekula et Angélica Liddell. Il s’agit à la fois d’une carte blanche et d’une invitation à la proposition historique et théorique, répondant à la même question, très personnelle pour un créateur : pourquoi faisons-nous du théâtre ? Comment ? Dans quel but ? Qu’est-ce que le théâtre signifie pour nous ? Qu’est-ce qui est important ?

« Run for your life / Till you die / Till I die / We all die », entonne le chanteur – et marathonien – du groupe sur son tapis roulant sur lequel il pourrait courir à l’infini. Courir jusqu’à l’épuisement, chanter jusqu’à l’épuisement, jouer jusqu’à l’épuisement, voici le programme de One Song. Quand ils s’écroulent, les performeurs respirent tellement fort que leurs corps semblent encore danser à même le sol. Ils se débattent pour retrouver leur souffle et continuer à courir, sauter, tenir sur une poutre, et jouer de leurs instruments respectifs.

En réalité, le groupe échange de place et d’instruments : la gymnaste va finir par jouer de la contrebasse sur sa poutre puis improviser à la batterie. L’horizontalité entre le groupe de musique est un véritable programme politique sur l’unité du collectif et l’organicité de la société. Presque cent ans après les Temps modernes de Chaplin, le spectacle dessine même une veine burlesque dans son attention à la cadence des gestes et à leur grand dérèglement. Face à la robotisation du monde, quoi de mieux que de tester et voir ce que deviennent des corps soumis à leurs limites et donc à leur vulnérabilité.

L’épreuve physique est aussi celle du public face au vacarme et à la cacophonie. Regarder cette performance qui se joue à plusieurs endroits du plateau impose au public une attention de tous les instants. Nos oreilles sont mises à rude épreuve tant le tumulte sonore sortant des enceintes transmet la vigueur avec laquelle les comédiens donnent tout sur scène. L’éclairage fort, uniforme et statique, tel un stade de foot, illumine autant qu’il fatigue les yeux. L’heure et quart de performance est aussi épuisante qu’un bon concert de rock.

One Song s’inscrit d’abord sur le front de l’expérimentation formelle avec une liberté salvatrice pour ce spectacle musical unique en son genre. Pourtant, l’exigence artistique et avant-gardiste de Miet Warlop n’en fait pas une œuvre réservée à des connaisseurs. Lors de la dernière représentation à Avignon, le 14 juillet, le public a réservé une standing ovation à la troupe, qui est revenue six fois sur scène. La communion retrouvée entre acteurs et spectateurs, dans un élan collectif renversant, voici assurément la plus grande réussite de Miet Warlop. Après une annulation en 2020 et une édition réduite en 2021, le Festival d’Avignon ne pouvait rêver meilleure vision populaire et dévorante du théâtre pour son grand retour post-covid.