Un motif écarlate marbré habille le plateau. Il se décline sur un pan de mur, des escaliers. Autant d’obstacles symboliques auxquels la protagoniste, Édène, une jeune femme racisée, se frottera tôt ou tard. De la cage de scène pend un violon et son archer, lustré, prêt à l’emploi. L’objet plane comme une œuvre de musée.
Cette partie du plateau, antre du plaisir oisif, représente la maison de Rose et Ariane, deux jeunes bourgeoises dont Edène fait la connaissance, un peu par hasard. Cette rencontre décisive l’amènera, par amour pour Rose, à vouloir entrer en littérature. Ni une ni deux, elle dévore des piles de bouquins la nuit, dans sa petite chambre miteuse qu’elle sous-loue à une amie. Elle veut écrire. S’écrire.
Mais pour ça, elle doit se trouver un petit job. Elle est embauchée comme blanchisseuse dans un abattoir. Ramasser le linge maculé, le laver, le plier. Toujours la même chorégraphie, sans relâche – jusqu’au jour où une grève est décidée.

Comment envisager une littérature qui dise le sale boulot et sa répétitivité ? Qui pour raconter les filles de la blanchisserie ? Ébène elle-même, ou Salomé, une journaliste effrontée ? « Je n’ai pas besoin de toi pour me délivrer de ma honte », lui balancera Édène, un jour de colère.
L’adaptation que fait Alice Zeniter du roman de Jack London actualise avec brio les enjeux de mépris de classe déjà au centre du roman américain. Quand Ébène s’entend dire que la préposition « malgré » et la conjonction « que » nee A font pas bon ménage dans une phrase, ou même que la chanson « Blurred lines » de Robin Thicke reproduit des schémas patriarcaux sur lesquels il serait fâcheux de s’ambiancer, Édène rougit de honte. Car ce n’est pas son monde à elle.

Pourtant, au fil de ses tentatives littéraires, elle parviendra à un certain succès qui la fera s’extraire de son milieu d’origine. Elle se voit enfin auréolée d’un prestigieux prix littéraire, dont la cérémonie de remise est succulente d’ironie (la dramaturge, récipiendaire du Goncourt des lycéens sait de quoi elle parle !). Mais là-bas non plus elle n’est pas bien. Ni ici, ni ailleurs, Édène navigue alors à vue entre deux eaux. Le désespoir, comme une perfide marée montante, la gagne.
La pièce respecte parfaitement le schéma narratif de London : coup de foudre, coup de fouet, coup d’éclat puis coup final. Le jeu de l’actrice principale, Camille Léon-Fucien, naïf, frôle parfois la monotonie. Mais la force de la proposition d’Alice Zeniter est surtout dans la distribution : Que des femmes au plateau. C’est une habile façon de démentir l’un de ses propres titres, Je suis une fille sans histoire.