Dans la rue du théâtre déjà, on peut observer des dessins d’Ostermeier : sur un fond en ardoise se détachent plusieurs personnages, dans un style naïf, proche de celui de Basquiat. Cette scénographie signée du grand metteur en scène allemand est peut-être ce qu’il a de plus réussi dans cette interprétation d’Un Ennemi du Peuple d’Ibsen. L’ardoise, la craie sont des procédés simples et redoutablement efficaces pour dresser un décor. Thomas Ostermeier l’a bien compris, puisqu’il y recourt régulièrement dans ses mises en scène. On se souvient par exemple du mémorable Professeur Bernhardi, créé en 2016, où les multiples lieux étaient annoncés à la craie noire sur fond blanc. Si ce décor donc, sans fioriture ni couleur, a tout de convaincant, la lecture qui est faite de la pièce, elle, contraste. En allemand, quand quelque chose manque de nuance, on parle de schwarz/weiß Malerei (littéralement peinture en noir et blanc) et il nous semble bien que pour ce texte si ambivalent et complexe, c’est bien ce que l’on frôle.
Thomas Stockmann, docteur d’une petite ville thermale, nous apparaît comme un charismatique trentenaire un peu rock’n’roll. De temps à autre, il prête sa voix à un groupe de musique qu’il forme avec sa femme, Katharina. La musique est fort agréable, mais à quoi sert-elle, sinon à attirer la compassion du public envers ce bien charmant rebelle ? À l’inverse, Peter, le frère de Thomas, interprété par le talentueux Paul Hilton, semble décharné, désincarné sous son costume strict. Romulus de Camden contre Rémus de Notting Hill, donc. En effet, il s’agit bel et bien d’une lutte fraternelle, qui se clôturera par la mort sociale de l’un de deux frangins, Thomas. À la suite de tests scientifiques, ce dernier fait affleurer un scandal qui viendra dynamiter la prospérité de la petite ville thermale qu’il habite : les eaux municipales se trouvent être contaminées. Quelle source tarir ? la parole qui coule comme cette source polluée ? Comédie ou drame ? Ibsen lui-même avant hésité avant de sous-titrer sa pièce, jouée pour la première fois à Oslo en 1883.
Une chose est sûre, la presse en prend un sacré coup : véritable girouette, elle sait se rallier à la cause favorable, et, de timide lanceur d’alerte, elle se transforme en relais des lobbyistes thermaux. La plume d’Ibsen cultive l’ambiguïté sur cette figure de Stockmann – il prononce notamment un discours aux tournures fascisantes – là où Ostermeier en fait une sorte d’icône insoumise. Le texte est peut-être plus rebelle que la figure-même de Stockmann, lui qui traite de la « majorité compacte » face à un public confortablement assis.
Rien n’efface l’impression que le propos de la pièce a été un peu édulcoré, passé au fin tamis du goût anglais, comme si, dans une tasse de thé noir, fort, on avait versé du lait. Et le public lape avec bonheur une fable devenue douce, affable. La relation entre Thomas et sa femme, tendue chez Ibsen, s’est pacifiée chez Ostermeier, oscillant entre soumission et soutien sans faille de la part de Katharina envers son époux, érigé en héroïque ennemi du peuple. Dans le texte d’Ibsen, la pièce se clôt sur une magnifique découverte existentielle et désespérée : Stockmann prend conscience que la puissance de l’homme, la sienne propre par conséquent, est sa solitude. Dans le spectacle que propose Ostermeier, les Stockmann soufflent, abattus mais complices, dans une maison souillée par des jets de peinture. Là où l’on attendait à se prendre en pleine face un raz-de-marée à l’allemande, on repart plutôt avec un ras-le-bol. Tout bien considéré, la version de Jean-François Sivadier, jouée en 2019, ouvrait davantage de perspectives.