Élise travaille dans un centre de vacances reconverti en maison d’accueil pour migrants mineurs. La plupart des résidents sont partis à la montagne, sauf Harouna, sur lequel la jeune femme veille, sur fond de peur généralisée : un jeune du centre a récemment disparu et toute sortie non accompagnée est désormais proscrite. Cet équilibre, qui ne tient qu’à un fil, se trouve ébranlé par l’arrivée d’un cinquantenaire bedonnant, André, se présentant comme nouvel éducateur du centre. Sa venue provoque un malaise profond. Peu à peu, nous assistons à l’implosion de ce microcosme, jusqu’au meurtre d’Élise commis par l’inconnu.
C’est confortablement assis que l’on assiste, impuissants, à ce drame, dont on devine assez vite l’issue. La plume de Samuel Gallet nous guide cependant assez habilement jusqu’au dénouement digne d’un film policier. Cette pièce, nous l’applaudissons timidement, non sans frissonner de crainte. Elle réussit un tour de force, à savoir complexifier la notion d’étranger : l’étranger sur lequel les lumières sont braquées, ce n’est plus tant Harouna, jeune immigré de seize ans, mais cet individu, arrivé d’ailleurs, dont l’identité est tout à fait floue. Les trois personnages, isolés et enclos dans cette maison d’accueil tournent comme des poissons dans un bocal, se heurtent les uns aux autres et s’entraînent dans une mécanique de méfiance, dans laquelle l’autre relève du lointain et de l’inquiétant.
Notons que le passage du personnage de meurtrier au comédien, Didier Lastère, est si rapide que nous restons sur nos gardes, même au moment d’applaudir. À cet instant, les rôles sont inversés, le voyeur indiscret derrière ses petites lunettes rondes est désormais celui qui est scruté. La boucle est bouclée. Cet homme sans visage, si ce n’est celui de l’insomnie, parle du personnage de théâtre, figure aux multiples masques. Qu’est-ce que perdre la face et s’abandonner à la peur ? L’angoisse, gagnant chaque personnage, est entre autres matérialisée par la figure spectrale d’une vieille femme vêtue de noir, qui n’est jamais représentée sur scène, mais reste seulement évoquée.
La mise en scène insiste, peut-être un peu lourdement, au risque de frôler la « mise en trop » (Vinaver), sur l’ambiance extérieure du drame : la projection, qui prétend ouvrir une fenêtre sur une époque houleuse, a une fonction illustrative. Paysage maritime et feu ardent défilent sur les baies vitrées de la maison d’accueil. Le caractère réaliste des projections est toutefois contrebalancé par l’image finale, ce vol d’oiseaux migrateurs, accompagnée d’une voix off, d’outre-tombe, celle d’Elise venant tout juste d’être assassinée. Là, Vincent Garanger tente une envolée poétique pour clore le thriller, comme une bouffée d’air frais nécessaire après une longue apnée. Ce huis clos, où les bruits du quotidien viennent marteler les mouvements des acteurs, percute, étouffe.
Insomnie, en hommage au poète Stanislas Rodanski, comme un voile d’intranquillité qui plane sur les figures humaines. Insomnie, traduisant aussi l’inquiétude du dramaturge, qui, trois ans après Méphisto Rhapsodie, continue de mettre en lumière les rouages de la peur et des contradictions du monde dans lequel nous vivons.