« Toute la beauté et le sang versé » : portrait de Nan Goldin et hommage à une activiste et photographe subversive

Dans un documentaire qui fera date, la cinéaste Laura Poitras rend un hommage vibrant à Nan Goldin, photographe et activiste américaine, mêlant portrait de l’artiste et enquête sur son combat contre les responsables de la crise des opiacés.

Auréolé du Lion d’or à la dernière Mostra de Venise, le dernier documentaire en date de Laura Poitras est un ambitieux portrait de la photographe, artiste et activiste américaine Nan Goldin. Sa présentation en clôture de la 5ème édition du Festival international du film politique a permis au public français de découvrir pour la première fois ce documentaire d’une cinéaste habituée à interroger les contradictions, limites et vices de la démocratie américaine. Véritable cinéaste-reporter, lauréate du Prix Pullitzer, les films de Laura Poitras s’inscrivent dans la tradition de la contre-information : enquêtes sur la guerre en Irak et Guantanamo My Country, My Country (2006) et The Oath (2010) ; portraits d’activistes contemporains : Edward Snowden dans Citizenfour (2014) et Julian Assange dans Risk (2016).

L’ampleur de Toute la beauté et le sang versé tient à la conjugaison de ces deux formes, le portrait et l’enquête. Deux idées de films qui auraient très bien pu advenir en deux entités propres. D’un côté un portrait de Nan Goldin (sa vie, son oeuvre), narré par la photographe et illustré par ses photos (les clichés amenant également le commentaire, l’anecdote et le récit biographie). Une exploration des archives et du parcours de l’artiste qui aurait été passionnante dans un film. D’un autre côté, un reportage-enquête suivant de nos jours le combat de Nan Goldin contre la « famille Sackler », propriétaires du laboratoire Purdue Pharma ayant commercialisé l’OxyContin, un médicament à l’origine de la crise des opiacés.

Sans doute Laura Poitras a-t-elle vu dans cette conjugaison la solution formelle à un problème cinématographique et narratif : comment tisser le portrait le plus abouti et contemporain de Nan Goldin ? Cette intuition lui permet d’abord de ne pas muséifier Nan Goldin en la cantonnant à ses glorieuses. Le documentaire n’est pas un film biographique pouvant passer en marge d’une rétrospective de son oeuvre. À rebours de cette muséification, deux séquences clés du film dont l’ouverture, montrent des actions de la photographe américaine dans un musée afin que soit retirée la plaque remerciant la famille Sackler pour une donation.

Le travail de montage impressionne dans sa capacité à alterner avec précision entre les séquences malgré l’hétérogénéité des sources mobilisées et juxtaposées : les photographies de Nan Goldin présentées en diaporama aux films amateurs témoignant en passant par les images tournées depuis 2017 par Laura Poitras. Cette alternance permet de ne pas dissocier le travail plastique révolutionnaire des interventions politiques dans des luttes, portant les mêmes idéaux de justice. Documentant les marges de la société américaine depuis les années 1970, l’oeuvre photographique de Nan Goldin a documenté sans tabou aussi bien sa propre vie intime et sexuelle que des moments de la vie underground new-yorkaise.

Des prises de vues sur le vif d’elle-même et de son entourage, des cultures LGBT post-Stonewall jusqu’à la crise du Sida qui a décimé ses ami·e·s. Grâce à des témoignages recueillis par Laura Poitras, le film se transforme en un autoportrait d’une force merveilleuse, des moments de joie à des anecdotes monstrueuses, à l’image de son compagnon la battant en tentant de lui crever les yeux. Les séquelles, dont un oeil rouge-sang, sont montrées dans un autoportrait de Nan Goldin glaçant pris un mois plus tard (Nan one month after being battered, 1984, présenté dans le livre et diaporama The Ballad of Sexual Dependency).

Toute la beauté et le sang versé bascule dans l’hommage en suivant le collectif P.A.I.N. (Prescription Addiction Intervention Now), fondé par Nan Goldin en 2017 afin d’attaquer en justice la famille Sackler et d’obtenir réparation aussi bien financière que symbolique : comment un groupe pharmaceutique responsable de la mort d’un demi-million d’Américains peut-il être célébré dans les musées du monde entier pour l’argent donné généreusement ? L’admiration de Laura Poitras pour Nan Goldin transparaît d’autant plus dans les séquences sur la crise des opiacés, où la photographe — concernée par la lutte en tant que victime — est filmée comme l’héroïne d’un combat biblique, rejouant David contre Goliath. Le film perd en nuance ce qu’il gagne dans la beauté du portrait ainsi fait.

Le film est d’une rare densité, sur une durée déjà étendue pour un documentaire de 1h57. semble avoir dû resté borné sous les 2h : dans cette forme contrainte, il n’a pas pu déployer toute l’étendue des deux idées de films transformées en parties. Le chapitrage apparent alourdit le film plus qu’il n’en clarifie la structure complexe. À l’instar du travail musical réalisé avec le groupe expérimental Soundwalk Collectif et l’aide de Nan Goldin dans le choix des musiques. Toute la beauté et le sang versé n’en reste pas moins un objet audacieux dont la richesse formelle appelle de nouvelles visions. Loin de séparer la femme de l’artiste, Laura Poitras réussit la conjugaison de l’intime et du politique, du politique et de l’artistique, de l’individuel et du collectif, du passé et du présent. Un documentaire qui tisse des liens pour éclater les frontières de l’art comme de la pensée.