Règne végétal : notes sur Un Prince de Pierre Creton

À l’occasion de sa sortie en DVD/VOD, retour sur Un Prince, le dernier film du cinéaste normand Pierre Creton, comme rarement au cinéma, à hauteur du sol, du travail de la terre, et des végétaux…

À l’occasion de sa sortie en DVD/VOD, retour sur Un Prince, le dernier film du cinéaste normand Pierre Creton. Dès le 13 février, deux diffusions, deux nouveaux moyens de découvrir un film important, et comme rarement au cinéma, à hauteur du sol, du travail de la terre, et des végétaux…

Leur immobilité, impropre parait-il à sublimer la grandeur et la vitesse du cinéma, révèle pourtant, depuis Croissance des végétaux de Jean Comandon en 1929, que la machine-cinéma a augmenté l’Homme d’une capacité d’appréhension des autres règnes, qui échappent à ses sens, et souvent son intérêt… L’animisme cinématographique s’est donc modestement emparé du règne végétal, qui aujourd’hui à l’heure de l’anthropocène, de la disparition massive d’une biodiversité mondiale, mais aussi grâce au retour des études Epsteiniennes dans la recherche française et internationale, rencontre à nouveau un public et trouve un nouvel élan nécessaire [1].

Alors que de grandes chimères animales colonisent nos écrans – qu’on pense cette année au Règne Animal de Thomas Cailley ou au tout nouveau Pauvres Créatures, de Yórgos Lánthimos – bienvenu dans le monde encore bien mystérieux des greffes, boutures et créature végétales, entrez dans un film où les chimères érotiques végétales-masculines existent.

Pierre Creton poursuit son travail agricole et cinématographique dans la puissance d’une fiction à la forme pourtant très épurée, qui abolie la frontière des corps, des âges, du jeu et la distinction feinte entre l’homme et son environnement, l’agriculture et l’art paysager…

L’empreinte du végétal

Une image ouvre le film : des mains plongent délicatement dans la terre sablonneuse d’une lande anglaise pour en sortir un plant de Silène et ses racines. Une image clôt le film : une main tient délicatement la tige droite d’une fleur, rose ou pivoine, comme un bijou précieux, presque sans l’effleurer. Cet insert est celui d’une fresque, il vient d’abord d’un autre film, l’Arc d’Iris, souvenir d’un jardin, court métrage documentaire que Pierre Creton réalise avec Vincent Barré dans les montagnes de l’Himalaya en 2006.

Entre les deux images, presque vingts ans, deux continents, et le temps unique d’un film à cheval entre plusieurs personnages, monologues, vies, règnes et une infinité de formes. Comme souvent chez Pierre Creton, il s’y tisse une symbiose unique de la fiction et du réel, faites de racines souples et de la sédimentation profonde d’un geste cinématographique ancré dans la vie, le territoire du Pays de Caux et la poésie du langage. La matière autobiographique croise les récits d’un scénario écrit à six mains, deux par monologue, les noms, les corps, les voix ne cessent de troubler le référent réel qui se fond dans la fiction du film.

Pierre-Joseph entre au Centre d’Apprentissage d’Horticulture d’Yvetot et le film, sur plusieurs années croise les récits-monologues de divers personnages de la communauté paysanne et rurale de la ville : Pierre-Joseph et ses parents, Alberto, son professeur et amant, ou encore Françoise Brown, directrice de l’école et mère adoptive de Kutta, le Prince du film, enfant de l’Himalaya, comme les fleurs de l’Arc d’Iris. Personnage éponyme, il est pourtant le seul à ne pas être doté de cette voix extradiégétique. Il est la matière première du journal de Françoise Brown, le sujet privilégié du récit de Pierre-Joseph lors de leur rencontre, son omniprésence est littéraire et non figurale. Mais à l’instar d’un héros de conte, son nom structure le film, l’ouvre et le clos, lui donne l’épaisseur fictionnelle, voire merveilleuse recherchée.

Le rapport entre les deux films est originel et génétique : la fiction du Prince intègre l’histoire de tournage de l’Arc d’Iris et le nouveau film de Pierre Creton devient l’appendice du documentaire, non pas la suite mais les contours, ce qui déborde de la forêt close. Un prince fait la chronique des abords d’une école en même temps qu’il reconstitue le contexte historique et personnel qui amène un botaniste-chercheur et un apprenti fleuriste à la nécessité d’aller voir ces fleurs, et de les filmer, les dessiner. Mais ils s’enfuient sans nous du Pays de Caux et du film, par le train régional normand rouge et or, comme tout bon voyageur, ils rapportent à ceux qui sont restés des souvenirs : graines, rêves, mots et surtout images d’un voyage hors du champ. Nous, spectateur.ices du Prince sommes un petit peu les étudiant.es enthousiastes de l’École à qui le film est montré, et la générosité des personnages gagne aussi celle du processus filmique qu’ils nous offrent.

En ce sens le sous-titre du film l’Arc d’Iris, souvenir d’un jardin, informe également Un Prince, qui aurait pu, lui, être sous-titré « rêve d’un jardin ». Les personnages, professeurs, agriculteurs, gérante d’hôtel cultivent et enseignent le rêve de jardin, qu’il soit secret, primaire, ou cinématographique. Tout le film semble issu de ce geste de collection : il s’agit de collecter les graines, ramener des plantes endémiques d’un sol lointain, les classifier, faire pousser les plans, les dessiner, leur donner vie, ou apprendre à former un bouquet… A l’herbier-papier figuré dans l’Arc d’Iris répond la forme vivante d’un film lui-même herbier. L’emboitement des plans entre les deux films ajoute aux questions de paysages, d’agriculture et « d’éducation à l’agriculture » soulevées par Un Prince, l’importance de la collection. L’herbier est aussi une forme dans ce film qui réanime le végétal.

Car si les enfants d’Yvetot ont le choix entre « fleuriste ou boucher », entre chasseur et agriculteur « il faut avoir une sensibilité particulière pour s’intéresser aux plantes » résume Françoise Brown. Mais Pierre Creton semble transmettre par le film la réalité d’un travail du sol plus général, qui est aussi le sien. Il gagne en effet sa vie avant grâce au travail agricole, une activité par laquelle il a « trouvé depuis quinze ans son équilibre, social, économique, psychologique, érotique. » Si c’est une question d’indépendance financière vis-à-vis du cinéma subventionné, il s’invente là aussi une filiation esthétique, entre les travaux manuels et agricoles qui ne sont pas juste les motifs de son film, et le travail artistique, depuis le dessin jusqu’à la caméra.

L’Homme, la Nature, l’Amour

« Alberto m’avait initié à l’amour, au nom des plantes et à la poésie »

Revenons donc à la fresque filmée : l’harmonie visuelle et picturale de cet insert semble coïncider avec l’idée d’une harmonie de l’Homme et de la nature extraite du rapport objet-sujet : La main est-elle autant objet que sujet, de même que la fleur, dans la grammaire visuelle ici composée ? Si les plantes impriment le film c’est toujours dans le lien à la main du jardinier. Le film ne se fait pas hors du point de vue humain, au contraire.

« Le spectacle offert par la vitalité des végétaux résulte d’un équilibre entre le pouvoir de ces derniers à produire une riche palette d’expériences sensorielles et l’incertitude qui entoure le déroulement des processus vitaux, qui risquent toujours d’aboutir à des résultats non prévus, voire tout simplement d’échouer. C’est là qu’apparaissent des zones de contact entre l’agentivité humaine et non humaine qui sont propices à l’admiration : la fascination devant les végétaux est liée au plaisir ressenti en exerçant une influence dessus » [2]

Il y a bien un apprentissage du monde végétal à faire, une éducation pour tous dont l’école de Françoise Brown se fait un exemple privilégié à suivre. Mais l’éducation aux plantes, comme l’éducation aux l’image, dont nous connaissons peut-être mieux les enjeux, ne signifient jamais l’adhésion à une objectivité abstraite qu’amènerait la connaissance.

C’est d’une éducation par tâtonnement, par couches d’expériences et explorations sensibles dont il est question. Sélectionner, greffer, bouturer, planter, ou changer une plante de milieu c’est prendre le risque qu’elle ne prenne pas et donc c’est aussi se confronter à la découverte, au mystère d’une action rationnelle confrontée à une multitude de données influentes humaines ou non-humaines. Un Prince s’intéresse comme peu de films au sujet végétal, règne plus souvent méprisé que considéré, et le seul fait de réunir un groupe hétérogène d’êtres humains et des questionnements intimes et psychologiques proprement humains, autour du soin de ce végétal donne l’espoir d’une cohabitation possible, essentielle et sensuelle.

Si le trio d’Alberto, Pierre-Joseph et Adrien va se perdre dans la forêt pour y construire la cabane « noire, posée sur un océan de ronces et de rosiers mêlés » véritable « black-maria » du cinéma végétal, c’est certes pour trouver plus de sauvage dans leur expérience quotidienne mais jamais le film ne tombe dans l’utopie d’un retour à la nature, que viendrait incarner la forêt contre le travail agricole — un botaniste rêve même dans le film de recréer une forêt vierge en Normandie, faite de l’implantation d’espèces du monde entier, finalement capables de s’adapter au climat du Pays de Caux. L’art du paysage incarné par Alberto et les autres théoriciens et enseignants botanistes du film coexiste à l’expérience pratique de l’agriculture et cette coexistence participe à ne pas confronter rapport esthétique et rapport pratique au paysage. [3] « À côté de leur fonction nourricière, les agriculteurs ont désormais une mission paysagère à assurer, c’est une nouvelle révolution agricole » [4]. Pour cette raison peut-être, « La question du paysage me semble pouvoir lier l’intérêt que je porte à l’agriculture et au cinéma » déclare Pierre Creton.

Pourquoi le film ne s’intéresse-t-il pas au concept de nature ? Il est intéressant de noter que pour la science, l’artifice n’est pas purement humain mais intégré à tout un complexe interspécifique [5] de co-modification du monde « naturel » en cours depuis les débuts de la vie sur terre comprenant par exemple une agriculture animale, nécessaire à la notre.

« L’exemple le plus évident de la relation technique interspécifique est celui que chaque plante établit avec d’autres grâce aux fleurs. Les fleurs ne sont pas de vrais organes, mais un complexe d’organes modifiés dont la tâche est la reproduction. Contrairement à d’autres espèces, la reproduction sexuée ne concerne pas seulement deux individus appartenant à la même espèce, mais aussi des individus appartenant à d’autres règnes, comme des insectes par exemple. À travers les fleurs, les plantes exercent ce qu’on pourrait appeler une sorte “d’agriculture à l’envers” : une espèce décide de confier son destin biologique à une autre espèce, appartenant à un autre règne. »

Cette idée est fondamentale pour saisir quelque chose de souterrain dans le film, système de racine reliant les fleurs, leur culture et leur apprentissage aux questions d’agriculture, de paysage et de sexualité.

Et on rencontre des abeilles aussi dans Un Prince, par l’intermédiaire de Moïse, apiculteur du film. Cet être assisté, aimé puis remplacé par l’apprenti est tant imprégné de son art, que, dit Pierre Joseph, il porte avec lui et partage chaque jour l’odeur du miel et du soleil qui le suivent. Matière, fruit du labeur d’une autre espèce mais au service duquel il se fait un ultime travailleur. Il devient fleur et abeille en même temps, ancrage et transport, objet, sujet : cette hybridité est ce qui recèle l’attraction physique que les hommes du film éprouvent les uns envers les autres. Cette « sensibilité particulière qu’il faut avoir pour s’intéresser aux plantes » est aussi une essence, une façon d’être vivant plutôt qu’un acquis.

L’école imaginaire de Françoise Brown incarne cette tentative d’hybridité et de nouvelle réunion centrale dans le cinéma de Pierre Creton. L’écologie se comprend aujourd’hui comme la réalisation pour l’humain qu’il n’est pas en dehors de la nature et inversement. Qu’il n’y a plus de territoires naturels et qu’il n’y en a peut-être jamais eu.

« Une des leçons (du livre) que je retiendrai pour ma part, est que les processus techniques — de production d’images du vivant — obligent à penser de façon non-binaire. Par-delà les oppositions canoniques pour la philosophie et l’anthropologie (nature/artifice ; représenté/représentation ; humain/non humain…) il convient d’explorer des espaces épistémiques et interactionnels hybrides (…) ces écologies sont composées par une pluralité d’êtres — humain, artefacts, être vivants non — humain — dont les relations sont profondément transformées par le pouvoir des images qui remplissent un rôle d’interface. »

Le cinéma-végétal est important au-delà des expérimentations des premiers temps, qui ont fait découvrir en même temps que la puissance de l’image animée, une vie inconnue car imperceptible à l’œil humain. Le cinéma a ouvert la perception humaine aux autres formes de vies et par là a transfiguré son regard. A l’heure de l’anthropocène, de la disparition de la biodiversité et du bouleversement des conditions climatiques, par l’homme, il s’agit encore de se saisir formellement d’une hybridité dont l’humain, la faune et la flore sont vecteurs.

Le film se clôt presque sur la mort de Kutta et sa disparition fantomatique dans l’herbe du parc. C’est dans la surimpression de sa silhouette et du sol que disparait Kutta. Le procédé cinématographique lui-même le tue et fait s’écouler son corps dans les brins d’herbes du tapis feuillu sur lequel il disparait… Se dissipe-t-il dans l’image ou retourne-t-il si simplement au sol dont nous sommes issus ? « Et la pourriture est une renaissance » écrivait Jean Epstein [6] : par la mort du Prince le film se termine sur la fin d’un règne, qui formule peut-être l’espoir d’une nouvelle relation de l’homme au vivant, hors de la domination et de la classification qui en est responsable, à commencer par les relations des hommes et femmes entre elleux et la non-binarité de la sexualité. La sexualité végétale qu’incarnent les découpages et dessins érotiques de Pierre Joseph où les corps d’hommes se mélangent aux gravures des planches botaniques répondrait pourquoi pas à un nouveau désir du végétal. C’est un espoir que l’on vit au moins le temps du film, dans l’odeur de bois noir et de roses, blottis au fond de la cabane d’Alberto, Adrien et Pierre-Joseph.

Notes


  1. Sur le sujet : Puissance du végétal et cinéma animiste : la vitalité révélée par la technique, dirigé par Teresa Castro, 2020, Presses du Réel, ou Jean Epstein, Actualité et Postérité, dirigé par Roxane Haméry et Eric Thouvenel, 2016, Presses Universitaires de Rennes[]
  2. Teresa Castro, op.cit.[]
  3. C’est la question centrale d’un autre film de Pierre Creton, Paysage imposé, 2009 mais aussi de tout le cinéma de Dominique Marchais (Le Temps de Grâces, La Ligne de partage des eaux entre autres films sur la question) []
  4. Laurent Rossignol cité dans Paysage Imposé[]
  5. « L’espace, que nous continuons à appeler obstinément “l’environnement naturel” : c’est toujours un artefact conçu, construit par d’autres espèces, pour d’autres espèces. (…) Toute relation entre les espèces est une relation architecturale, technique, manipulatrice et de modification mutuelle. » E. Coccia, « Note pour la construction d’un nouveau jardin terrestre » Puissance du végétal et cinéma animiste[]
  6. Esprit du Cinéma, 1955[]