Angela Schanelec : « J’observe. J’essaye de communiquer. Et j’imagine des images. »

Rencontre avec l’une des figures les plus radicales de la Berlin Schule, Angela Schanelec. Avec Music, Schanelec part d’Œdipe pour tracer en ellipses la tragédie d’un homme et évoquer le destin, la rédemption, la mort.

Rencontre avec l’une des figures les plus radicales de la Berlin Schule : Angela Schanelec. Aux côtés de Christian Petzold, Maren Ade ou Christoph Hochhäusler, la cinéaste allemande a construit une filmographie radicale. Rompant avec les codes de l’ordre narratif, le minimalisme de ses scénarios vise l’essence des êtres. Avec Music, Schanelec part d’Œdipe pour tracer en ellipses la tragédie d’un homme et évoquer le destin, la rédemption, la mort. À l’occasion de la sortie du film en salles le 8 mars 2023, juste après un nouveau prix à la Berlinale, rencontre avec Angela Schanelec. L’opportunité pour nous de lui poser quelques questions sur sa méthode de travail… et obtenir des réponses aussi ciselées et précises que les plans de ses films.

De l’observation

Nous avons une question rituelle que nous posons à chaque nouvel entretien : quel mot ou expression utiliseriez-vous pour définir ce que vous faites dans la vie ?

Je vis (rires). J’existe.

Et en termes de pratique de cinéma ?

J’observe. J’essaye de communiquer. Et j’imagine des images.

Même la mise en scène pour moi est de l’observation car j’observe ce qu’il se passe. De l’observation résulte une trace et pour moi il est important de laisser cette trace, ce document. Ça reste un document même si c’est moi qui le fabrique. Cela reste un document fabriqué : ça ne correspond pas à la réalité.

C’est là que se niche pour vous la place de l’imagination ?

Exactement.

Partir d’Œedipe

Vous avez gagné l’Ours d’argent du meilleur scénario pour cette « adaptation libre » du mythe d’Œdipe. Justement, qu’est-ce qui a guidé votre travail d’écriture du scénario et d’interprétation contemporaine de ce texte ?

Œdipe était la base de départ, mais mon film n’est pas une adaptation. Je me sentais libre de prendre ce qui m’importait à moi et de ne rien respecter dans le mythe. Certains points dans l’histoire du mythe qui m’intéressaient, je les ai repris ; mais j’ai laissé de côté les autres. Le scénario est très fidèle au résultat que j’ai réalisé.

Vous vous impliquez dans votre film au scénario, au tournage puis au montage. Comment avez-vous travaillé à l’écriture de l’objet scénario ? En solitaire ?

Ce n’est pas un objet littéraire. Le scénario est un premier pas pour arriver à autre chose, à la suite. Le passage par le scénario est un point essentiel mais il est très minutieux : je décris très exactement les mouvements, les gestes, tous les détails. C’est un document qui est créé avant le tournage, ça peut ressembler seulement à des notes, mais c’est déjà le film.

La transposition du mythe d’Oedipe dans un monde contemporain n’est jamais explicite pour le spectateur. Si je regarde le film sans le savoir, il est peu probable que je fasse le lien. Avez-vous pensé à cette ignorance potentielle du spectateur vis-à-vis des origines mythiques de votre récit ?

Je regrette que la promotion du film ait mis l’accent sur Œdipe, cela prête à confusion. J’aurais préféré que le spectateur le découvre de lui-même. D’un autre côté, si je ne l’avais pas dit, peut-être qu’une partie des spectateurs se serait dit : « Ah, si j’avais su qu’il s’agit d’Œdipe, j’aurais mieux compris ! » Mais c’est une décision qui se prend en amont et on est jamais sûrs de prendre la bonne décision. Ce qui est sûr, c’est que je ne fais pas ce film pour des connaisseurs du mythe d’Œdipe.

Il ne faut pas relire Œdipe avant de voir votre film ?

(rires) Non, on peut voir le film sans connaître quoi que ce soit d’Œdipe. Désormais Œdipe est partout et je m’en accorde (rires).

Rendre visible

Il y a peu de dialogues dans votre film. Tout se joue dans les corps de vos interprètes, leurs gestes, leurs déplacements, leurs regards, leurs silences. Comment avez-vous travaillé avec eux, notamment Aliocha Scneider et Agathe Bonitzer, qui incarnent Jon et Iro ?

Dans un plan, je décide évidemment de ce qu’il doit se passer. Je l’ai décidé avant. Une fois que le casting est établi, je repense la scène en fonction des comédiens. Je les ai observés avant et en fonction de leurs corps, je refonde ma scène, je l’imagine en fonction de ce qu’ils sont. Je ne veux surtout pas que les comédiens endossent un rôle : je veux qu’ils montrent leur personnalité. Je la rends visible.

Quel rapport de travail entretenez-vous avec eux, d’un point de vue de la mise en scène, quotidiennement sur le plateau ?

Je ne prépare rien avec les comédiens juste avant de tourner un plan. Je ne re-prépare pas. Ils ont lu le scénario, ils savent ce qui les attend dans la journée, mais on ne répète pas avant. Il n’y a pas de préparation théorique. Je ne veux surtout pas qu’ils se mettent à réfléchir à comment ils vont être, je veux simplement qu’ils soient comme ils sont. Après la première prise, c’est là que nous ajustons : ralentir, accélérer… C’est là que nous affinons le jeu. Je ne veux surtout pas que ce soit un travail intellectuel, un travail de la tête. Je veux que ce soient des corps qui travaillent leur apparence.

Donner le rythme

Votre film est composé de nombreux plans, fixes ou en panoramique, de durées parfois longues, aux compositions ciselées et précises. Que représente l’acte de cadrer, c’est-à-dire de composer un plan, pour vous ?

Ça c’est l’essentiel (rires). Ça c’est le film (rires). Je prépare vraiment tout à l’avance. Je connais chaque cadre et la succession des cadres. Je ne me permets pas de reprendre quelque chose. Que ce soit un plan d’ensemble ou un plan rapproché, c’est ça qui fera le film et je l’ai décidé avant. Autant la distance que la durée.

Un élément central de ces compositions est la lumière naturelle : comment elle se diffuse, se colore selon l’heure de la journée, quelles ombres elle trace et le contraste que cela crée dans le plan. Quel est votre rapport à cette lumière tant en tant que matière plastique que temporelle ?

Nous allons sur chaque lieu de tournage à plusieurs moments de la journée puisqu’on influence pas la lumière. Et ce afin de décider à quel moment on viendra tourner.

Comment trouvez-vous, au tournage puis au montage, la durée juste pour chaque plan ?

Lors du tournage, c’est une question de feeling. Je veille seulement à ce que ne soit pas trop court. Au moment du tournage, le rythme est déjà lent. Il est impossible de le recréer au moment du montage. Un exemple : le premier plan du film représente une tempête. C’est ce qu’il raconte. C’est ce pourquoi le bébé est né dans la bergerie. Il y a différentes façons de raconter une tempête. Vais-je filmer la tempête en entier ? Je choisi de ne montrer que la brume. Mais ce qui était décisif était que je n’allais pas raconter cette tempête avec n’importe quelle longueur. Ce serait idiot. L’intensité de la tempête est en relation avec la durée de ce que je montre. Si j’avais montré moins que ce que je montre, ça aurait été trop court. C’est pour ça que j’ai choisi la brume : l’image est tranquille, posée et on a tout le temps d’imaginer la tempête. Ce premier cadre, ce premier plan donne le rythme du film.

Propos recueillis par Thibault Elie.


Music

réalisation Angela Schanelec

scénario Angela Schanelec

image Ivan Markovic

son Rainer Gerlach

décors Ingo Klie

costumes Anette Guther

montage Angela Schanelec

interprétation Aliocha Schneider (Jon), Agathe Bonitzer (Iro), Marisha Triantafyllidou (Merope), Argyris Xafis (Elias)

producteur(s) Kirill Krasovski, François d’Artemare, Vladimir Vidic, Nataša Damnjanovic

production Faktura film, Les Films de l'Après-Midi, Dart.film

durée 1h48

distributeur Shellac

sortie 8 mars 2023