Kateryna Gornostai : « La guerre nous marquera jusqu’à notre mort »

Avec son film tourné juste avant l’invasion russe, la réalisatrice ukrainienne raconte dans un cadre intimiste le quotidien de la jeunesse en sursis de son pays dans un temps suspendu.

C’est l’histoire de Masha et de ses amis, des adolescents d’un lycée ordinaire de Kyiv. Dans son premier long-métrage de fiction, Kateryna Gornostai, réalisatrice ukrainienne, s’inscrit pleinement dans le genre du teen movie, avec des thèmes liés au passage à l’âge adulte : l’amour, l’amitié, l’école, les fêtes, la peur de l’avenir ; la transition de la jeunesse à l’âge adulte. Récompensé par un Cristal Bear de la jeunesse à la Berlinale l’année dernière, le film a également reçu le Grand Prix du Festival international du film d’Odessa et sort en France le 14 septembre.

Depuis Kyiv, où elle réside, Kateryna Gornostai nous raconte son processus de création et sa « méthode » de travail avec les acteurs·rices de son film, tous·tes des adolescent·e·s au moment du tournage. Du casting à la mise en scène sur le plateau, un « laboratoire » pour atteindre le naturalisme qu’elle recherche. La cinéaste évoque aussi les perspectives de création dans un pays, déjà en guerre depuis 2014, dont l’invasion à grande échelle de la Russie a mobilisé les corps et les esprits d’une nation toute entière : sauvegarder la mémoire d’un pays en guerre et se projeter dans ce que deviendront les Ukrainien·nes une fois la victoire acquise.

Des adolescents ordinaires

Quelle a été la clé pour écrire le scénario de votre film, et plus précisément le personnage de Masha ?

Je plaisante souvent en disant que c’est « cliché » quand un réalisateur écrit son premier long-métrage sur le passage — si délicat — à l’âge adulte avec comme personnage principal un lycéen de 16 ans. Mais ce n’est pas qu’un cliché : pour écrire mon scénario j’ai utilisé beaucoup d’éléments de ma propre vie, beaucoup de choses que j’ai vécues. C’était le point de départ pour écrire ce scénario sur cette fille qui a une vie ennuyeuse d’adolescente vraiment ordinaire. Elle ne vit pas le genre de drame que l’on a l’habitude de voir dans les coming-of-age films [films sur le passage à l’âge adulte, NDLR], avec le sexe, la drogue, le rock’n’roll et tout le reste.

Dans mon enfance, j’ai toujours été friande de ces films. Mais je ne me reconnaissais pas dedans, parce que j’étais une adolescente ennuyeuse : j’avais de bons amis, de très bons parents, une école merveilleuse, et tout allait bien, mais je ne me sentais pas bien moi-même. Donc oui, c’était une sorte de question centrale que j’étais vraiment désireuse de développer dans cette histoire, de faire une histoire sur l’adolescente le plus ordinaire possible, de faire une histoire sur un grand nombre de ces adolescents ennuyeux qui existent et qui, en fait, ne sont pas représentés au cinéma.

Vous avez essayé de transposer vous-mêmes et vos amis de lycée en personnages de cinéma.

Oui, parce que je pense que beaucoup de personnes qui ont une vie très ordinaire sans la structure narrative et le « style » des films et séries américaines fondée sur le drama. J’aime vraiment la « petite » dramaturgie, une dramaturgie est vraiment une petite amplitude. J’étais vraiment intéressée par le fait de dépeindre davantage l’état d’une personne, mais pas les événements qu’elle vit. Donc, oui, c’était un peu mon point de départ pour écrire ce scénario.

Un casting documentaire

Avez-vous également essayé de rencontrer des adolescents d’aujourd’hui pour leur raconter des anecdotes et des histoires vécues ?

Pas des anecdotes, mais j’étais vraiment intéressée de réaliser une sorte de vérification de la réalité. Parce que dès le début, je pensais que cette histoire ne serait pas une reconstitution de mes années de lycée, c’est-à-dire des années 2000 !  Et ce serait vraiment une autre histoire parce qu’il s’agit d’une autre époque, sans téléphone portable. C’est l’histoire d’une autre génération. Pour ce film, je désirais déjà que ce soient de véritables adolescents qui jouent leur propre rôle. C’est pourquoi j’avais besoin de vérifier comment mon histoire se raccordait à leurs expériences : par exemple, est-ce qu’ils vivent ce genre de passion ou ce genre d’amour non réciproque ? Comment se font-ils des amis de nos jours ? Comment pensent-ils à l’université ou à leur futur ?

Pour le casting, on a commencé par réaliser des interviews. Au total on en a fait plus de 250 avec des adolescents juste pour les rencontrer et, en quelque sorte, voir comment ils vont. Par exemple, certains jeunes venaient de territoires qui étaient déjà en guerre depuis 2014. Avec l’invasion de février 2022, c’est devenu encore autre chose, mais la réalité de l’Ukraine est que, oui, nous avons cette guerre depuis 2014. J’étais vraiment intéressé par la façon dont les adolescents de leur territoire d’origine qui ont été déplacés, se sentent maintenant qu’ils se sont installés à Kyiv. C’est une autre histoire que j’avais vraiment envie d’aborder dans le film. C’est pourquoi l’un des personnages est un adolescent dont la famille a été déplacée des régions de l’est vers Kyiv. Cela fait cinq ans qu’il vit dans la capitale, il a de nouveaux amis, une nouvelle vie et de nouvelles attentes pour le futur.

Je voulais vraiment que, d’une certaine manière, ce film aille plus loin que la réalité que nous vivons, mais pas non plus comme la réalité que nous vivons. L’histoire diffère, diverge un peu de la réalité que nous avions dans notre tête avant que l’invasion russe ne commence.

À propos du casting, avez-vous trouvé les acteurs à partir de ce processus véritablement documentaire d’interviews ?

C’était l’idée principale du casting parce qu’il n’y a pas d’acteurs de cet âge. Je ne voulais pas faire un film avec de jeunes acteurs professionnels du conservatoire, qui ont déjà 20, 22 ou 23 alors qu’ils essaient de jouer ces jeunes de 16 ans. J’ai donc décidé de chercher parmi de vrais lycéens, parce que c’est une période très fragile de leur vie. Quand vous avez 16 ans, et que vous terminez votre scolarité, c’est votre dernière année d’école, vous avez cette sorte de fragilité qui disparaît très, très vite quand vous entrez à l’université. Parce que cette fragilité est liée à cet avenir incertain, quand vous avez cette très grande responsabilité de choisir votre avenir, et vous devez choisir « la » discipline que vous allez étudier à l’université. Par exemple, vous êtes effrayé de choisir une matière que vous n’aimeriez pas. Vous ne pouvez pas « jouer » cette fragilité, vous devez l’avoir en vous.

Notre fourchette au casting allait de 14 à 18 ans, avec des jeunes qui ont cette forme d’incertitude en eux. Notre classe de lycéens du film devait être constituées de vrais gens, parmi des « personnages de documentaires » en quelque sorte. Nous avons eu cette sorte de processus de laboratoire avec eux : nous prenions du temps pendant deux mois, trois fois par semaine, pour s’habituer à ce niveau de réalité que nous voulons dépeindre dans le film : pour danser ensemble, pour écrire des textes autobiographiques, pour faire des petits films documentaires sur eux-mêmes.

Nous avons fait cette diversité d’activités, juste pour être ensemble et créer quelque chose tous ensemble. Je pense qu’après cette période, ils sont devenus cette forme de troupe théâtrale, un véritable groupe, parce qu’ils ont expérimenté à quel point c’est génial de créer quelque chose ensemble, et quand vous pouvez improviser, et toutes ces choses que nous avons ensuite beaucoup utilisées durant le tournage. Avec ce laboratoire, nous avons créé notre propre Méthode.

Dialogues et improvisation

Lors du tournage avec ces acteurs-adolescents, leur avez-vous donné beaucoup de liberté dans leur jeu ? Et quelle est la part d’improvisation votre processus de tournage ?

Je dirais qu’il n’y a pas beaucoup de liberté, parce que le scénario a été écrit avant même le « laboratoire », et il était déjà établi. Nous avions donc défini les événements qui se produisent dans le film. Mais ce qui m’intéressait, c’était que lorsque je plaçais une personne réelle à l’intérieur d’un personnage, cette personne réelle changeait le personnage par ses propres traits. C’est ce qui m’intéressait, ces subtitles changements dans un personnage. Et de toute manière, les personnages que j’ai écrits sont vraiment simples et archétypaux. C’est pourquoi il était très simple de placer de vraies personnes à l’intérieur des personnages, parce que les vraies personnes sont comme contenues dans ces archétypes. Je pense que la plus grande liberté pour eux était dans leur façon de parler, mais les les événements et les scènes étaient déjà écrites. La plus grande partie de l’improvisation concernait par exemple la façon dont les personnages parlaient ou le sujet qui devait être abordé dans cette scène.

Pour leur donner cette liberté, j’avais au départ le scénario écrit avec tous les dialogues, mais j’ai ensuite fait le traitement à partir de ce scénario et j’ai remplacé tous les dialogues par une explication du scénario — ce dont nous parlions dans la scène — mais sans les dialogues, car je voulais vraiment qu’ils choisissent leurs mots pour le dire. C’était le genre de liberté qu’ils avaient. Nous n’arrivions pas chaque jour sur le plateau pour décider collectivement de ce que nous allions faire aujourd’hui, ce n’était pas du tout comme ça que nous faisions. Par contre, nous avons pensé les installations de lumière pour s’adapter à ce jeu plus libre. Nous avons essayé de rendre aussi confortable que possible le plateau pour que les acteurs puisse se déplacer et être libres. Par exemple, certains intérieurs étaient éclairés à 360 degrés pour eux.

Une méthode hybride

À propos de l’image de votre film, comment l’avez-vous pensée avec votre équipe technique ?

Je me repose beaucoup sur les goûts et les idées du directeur de la photographie, et j’aime beaucoup la façon dont il développe ces configurations de lumière, de comment il essaie, à chaque fois, de faire en sorte qu’elle ne soit pas visible du tout, enfin elle est visible, mais qu’elle soit vraiment précise. Dans un décor en intérieur, la lumière venait toujours à partir des fenêtres, ou des lumières faisant partie du décor. Cela donne une image qui était toujours très douce. De la même façon avec mon chef décorateur, Maxym Nimenko, nous voulions vraiment avoir beaucoup de couleurs à l’intérieur parce que le lycée est vraiment un intérieur neutre pour nous, c’est pourquoi il y a beaucoup de vert, qu’il y a beaucoup de plantes. Même si le lycée gris et blanc, les adolescents ont cette couleur qu’ils apportent avec eux à l’école. Nous voulons vraiment que cette couleur corresponde à la couleur de leurs propres maisons. Nous essayons donc de rendre ces intérieurs de leurs maisons différents. Ainsi, par exemple, Masha utilise beaucoup de couleurs pour les intérieurs, et par exemple, le personnage Sasha qui a été déplacé par la guerre avec sa mère, a un appartement modeste qu’il loue.

L’une des plus grandes installations de lumière que nous avons eu sur ce film était une discothèque dans le gymnase du lycée. Nous voulions vraiment créer un décor qui ne soit pas réaliste, parce qu’évidemment il n’y a pas de discothèque dans les lycées ukrainiens. Pour chaque chanson, il y avait une atmosphère lumineuse à l’intérieur du cadre. La lumière a sa propre dramaturgie et sa propre chorégraphie. Il y avait donc différents types d’équipements d’éclairage qui ont été synchronisés ensemble pour cette séquence de danse. Il y avait un rythme selon les différentes parties de cette séquence, parce qu’il y a des moments précis dans la danse : quand ils commencent à danser, Masha détourne le regard, mais ensuite elle le regarde droit dans les yeux et il regarde en retour. C’était vraiment intéressant d’essayer de le faire. Heureusement, c’est arrivé quelques semaines avant le premier grand confinement dû au covid. Durant la pandémie, nous n’aurions pas été en mesure de faire une scène aussi grande avec autant de personnes en arrière-plan.

Vous avez également travaillé en tant que réalisatrice de documentaires. Comment s’articule votre style entre le documentaire et la fiction ?

Je ne réalise plus documentaires actuellement mais je travaille désormais à l’université avec les étudiants, je les aide à réaliser leurs propres films documentaires. Je pense que j’ai complètement basculé vers la forme fictionnelle. Je suis vraiment intéressée par le fait d’essayer de refléter certaines histoires que j’ai vécues et la réalité que je regarde sous forme de fiction. Mais dans le documentaire, la façon dont le cinéaste, l’auteur, traite le personnage, celui qu’il filme, est très importante. Ce n’est donc pas une relation de travail. C’est plutôt un tandem, vous faites le film ensemble. En tant que cinéaste, vous essayez de soulever une question, un sujet. Et votre protagoniste a lui aussi cette question en lui dans le sens où sa vie est en fait contenue dans une telle question. Je ne veux pas dire que vous trouvez une réponse, parce que je pense que ce n’est pas une bonne chose quand vous essayez d’expliquer quelque chose avec vos films. Mais de toute façon, vous pouvez poser une question avec votre film et cela devient une recherche que vous faites ensemble.

Par exemple, ce personnage vous cherchait, en quelque sorte, en tant que personne qui serait attentive à sa vie ; et vous cherchiez un protagoniste pour vous aider à poser cette question qui est vraiment importante pour vous. Je pense que ce genre de relation, quand ce n’est même pas une amitié, est une question de collaboration. Je pense que je l’utilise beaucoup dans les films de fiction que je fais, parce que j’entretiens la même relation avec mes acteurs, des non-professionnels, qu’avec un personnage filmé dans un documentaire. Donc il faut aussi que nous essayons de collaborer en tandem.

Je m’intéresse vraiment à leur vie quotidienne, comme je l’avais déjà fait pendant la préparation du tournage. Je suis devenue proche d’eux et je suis vraiment curieuse de voir comment ils vont évoluer. Par exemple, comment ont-ils vécu les six premiers mois de guerre ? Ce n’est pas seulement une relation de travail, tout cela est comme étiré dans le temps.  Pour moi, nous essayons de faire quelque chose ensemble et ce n’est pas seulement « Oh, nous faisons un film ! ». L’expérience de la préparation du tournage a été vraiment enrichissante pour tout le monde. C’est pourquoi nous sommes connectés d’une certaine manière. En ce sens, le film que vous avons fait, dans notre forme de fiction, rappelle cette forme de méthode documentaire.

La guerre comme contexte

Il y a une belle réplique dans le film, où le personnage de Sasha, qui est cet adolescent déplacé par la guerre, dit : « Il y a eu un bombardement dans notre rue une fois, mais je n’appellerais pas ça une guerre. » Pensez-vous que vos prochains films porteront sur la vie en temps de guerre ?

Je ne sais pas. La guerre est désormais une expérience que nous avons réellement regardée et ressentie. Nous savons maintenant à quoi elle ressemble et ce que cela nous fait. La guerre, c’est un « contexte » vraiment important. La guerre sera une partie importante de notre existence jusqu’à nos vieux jours. Elle nous marquera jusqu’à notre mort. Je suis vraiment convaincue que lorsque vous faites l’expérience de quelque chose d’aussi « grand », ce sera quelque chose d’important pour vous jusqu’à la fin de votre vie. C’est pourquoi ce contexte sera présent dans mes films sous différentes formes. Beaucoup de gens en Europe pensent que pour nous, la guerre a commencé en février 2022, mais en fait, ce n’est pas le cas, elle a commencé en 2014. À partir de cette année-là, beaucoup de cinéastes se sont demandés s’ils allaient réaliser leur prochaine oeuvre en rapport avec la guerre. Je me suis aussi posé ces questions. Je me disais que je faisais beaucoup de tournages lors de la révolution de Maidan, alors que la guerre n’avait pas encore commencé dans le Donbass.

J’ai compris que je n’étais pas une reporter de guerre, et que je ne pouvais pas me trouver dans des endroits aussi dangereux, où tout est en flammes. Ce n’est pas mon état d’esprit. Je sais que je ne pourrais pas gérer un tel stress. C’est pourquoi à partir de 2014, j’ai compris que je ne pouvais pas faire des films au coeur de la guerre qui avait commencé. Pour représenter la guerre dans un film de fiction, il fallait voir à quoi elle ressemble réellement. En fait, je ne savais pas à quoi elle ressemblait avant février 2022. Aujourd’hui, je commence un nouveau projet de film et je pense beaucoup à comment l’écrire et je veux vraiment commencer à écrire non pas sur la guerre, mais sur ce qu’elle fait aux gens de mon pays.

Lorsque la guerre se terminera, elle sera encore avec nous. Je suis vraiment intéressé par ce qu’elle laissera dans chacun d’entre nous quand tout sera terminé. Cette douleur sera encore présente dans nos vies, et nous serons encore en train de surmonter ce traumatisme que nous avons subi pendant la guerre. Je suis donc vraiment intéressé par ce moment de l’après-guerre, parce que je veux vraiment, en quelque sorte, voir l’avenir et peut-être prédire certaines réactions que je commence à avoir maintenant, comme le chagrin, le deuil. Donc oui, je pense que ce contexte de guerre sera présent dans mes films, d’une manière ou d’une autre. Je ne sais pas si je ferais des films « de guerre » sur la ligne de front. Je pense que je ne suis pas prête pour ça. Mais de toute façon, la guerre sera présente dans mes films.

Archiver la guerre

Pensez-vous qu’il est d’ors et déjà possible d’utiliser la fiction afin de raconter la guerre en Ukraine? Ou pensez-vous qu’il faudra plus de temps pour faire face à cet événement et à ses effets sur la vie des gens ?

Beaucoup de mes collègues réalisent actuellement des films documentaires sur ce qu’il se passe. Dépeindre la véritable histoire de ce qui se déroule en ce moment est l’une des choses les plus importantes que l’on puisse faire. Et je suis vraiment heureuse que beaucoup de gens le fassent, et je pense que même l’année prochaine, vous verrez beaucoup de documentaires réalisés sur ce sujet. Mais je pense aussi qu’il est vraiment trop tôt pour tourner un film de fiction à ce propos. Il y a déjà des scénarios écrits sur ces événements, et je ne suis pas sûr que ce soit une bonne chose de le faire si vite. Parce que dans un sens les scénarios fonctionnent, mais seulement comme reflet de la dure réalité que nous avons vécue, pas comme quelque chose qui a déjà été pensé, construit, réfléchi dans l’esprit d’un auteur. Je pense que pour les réalisateurs de films de fiction, comme moi-même, c’est le bon moment pour archiver, pour parler avec les gens, pour voir ça de ses propres yeux. Par exemple, rassembler un ensemble d’archives visuelles, s’intéresser à d’autres expériences comme celles de ces gens qui ont fui Marioupul, ou ceux qui ont été occupés dans les faubourgs de Kyiv. Nous pouvons faire beaucoup de travail juste pour préserver cette histoire dans différents médias : texte, interview vidéo, photographie, et bien sûr les documentaires.

Chacun et chacune peut même écrire son propre journal pour comprendre ce que nous avez ressenti pendant tous ces jours. L’état d’esprit de chaque personne en Ukraine change vraiment beaucoup. Je suis vraiment satisfaite d’avoir essayé d’écrire quelque chose dès le premier jour de la guerre, parce que maintenant je ne me souviens plus comment c’était quand la guerre a commencé en février. Donc oui, c’est le grand travail qui est en cours maintenant et que nous devons faire maintenant. J’espère que lorsque mon prochain film sera dans les cinémas et que les gens le verront, j’espère vraiment qu’il aura un effet thérapeutique sur les spectateurs, parce que je pense qu’il y a beaucoup de choses différentes sur lesquelles nous devons travailler après la fin de la guerre.

Je pense qu’il y a beaucoup de choses différentes avec lesquelles nous devrons travailler après la fin de la guerre. Nous aurons des années et des années devant nous pour essayer de « sauvegarder » ce traumatisme avec lequel beaucoup de gens doivent maintenant vivre. Je pense que ce n’est pas une bonne idée de faire des films de fiction très rapidement sur ces événements. Mais de toute façon, en ce qui me concerne, au début de l’invasion, je pensais que je ne serais même pas capable d’écrire quelque chose, parce que, tout à coup, le réalisateur ou le cinéaste professionnel, sa fonction, son utilité ou plutôt son inutilité dans la société étaient mis en cause. Mais maintenant je commence à sentir que je veux vraiment exprimer quelque chose, et je veux continuer à travailler sur une nouvelle histoire.

Une nouvelle identité

Votre film va être vu par le public français. Mais qu’en est-il des cinémas ukrainiens depuis le début de l’invasion ?

Dans certains cinémas, il est encore visible. Nous n’avons pas beaucoup de nouvelles sorties. La sortie du film en Ukraine a eu lieu à la mi-janvier, nous avons donc eu ce mois presque complet de sortie dans les salles ukrainiennes. Et puis tout s’est arrêté à cause de l’invasion. Mais les cinémas tentent de rouvrir peu à peu, ce qui explique que le film soit toujours à l’affiche dans quelques villes en Ukraine.

Pour le public français ou européen, votre film est presque universel sur le passage à l’âge adulte, sur l’adolescence. Comment aimeriez-vous que les spectateurs perçoivent ou réagissent votre film ?

Je pense que beaucoup de gens seraient curieux de le voir parce qu’ils peuvent avoir l’impression que nous avons perdu, qu’il s’agit de cette génération qui avait des attentes pour l’avenir, mais l’invasion a commencé et tout est perdu. Je pense que beaucoup de gens verront ce film sous cet angle et seront tentés de voir à quoi ressemblait la vie paisible des Ukrainiens avant l’invasion. En France, ce n’est peut-être pas aussi visible que pour le public ukrainien, mais notre film ne reflète pas la réalité à 100%. Par exemple, il est fait tourné complètement en langue ukrainienne, avec de la musique complètement ukrainienne. La séquence de la discothèque avec uniquement de la musique ukrainienne qui passe, ce n’est pas réaliste !

Nous avons malheureusement partagé un espace culturel avec la Russie, mais nous sommes une nation qui connaît ces deux langues, le russe et l’ukrainien. Nous les utilisons toutes les deux d’une certaine manière. Mais ce que je veux vraiment pour l’Ukraine, c’est rechercher cette nouvelle identité de notre pays. Nous voulions vraiment faire ce film sur cette nouvelle identité ukrainienne. C’est devenu la philosophie de beaucoup de gens après le début de l’invasion. Quand des spectateurs me disaient il y a un an « Oh, ce n’est pas réaliste parce que tous les enfants à l’école parlent l’ukrainien ! » alors que sans doute la moitié d’entre eux parleraient russe dans la vraie vie. Je répondais toujours « Oui, mais je me fiche que ce soit « réaliste » parce que je vois que l’idée de cette nouvelle identité ukrainienne se répand dans la société.

Je crois que dans cinq ans, la réalité sera exactement comme ce que nous avons dépeint dans le film. En fait, je crois ça adviendra encore plus tôt que ça. La réalité de Kyiv et de différents autres endroits ressemble à notre film désormais. Les gens choisissent maintenant de parler ukrainien dans la vie de tous les jours, et essaient vraiment de faire ce qu’ils peuvent pour rendre notre victoire plus proche. Nous essayons tous d’y travailler en tant que volontaires, ainsi qu’en faisant des dons à différentes organisations. Beaucoup de choses ont changé dans la conscience des Ukrainiens pour leur pays. Et je pense que notre futur ressemblera en fait à ce qu’on dépeint dans le film, donc il y aurait des jeunes gens encore plus tolérants. Parce qu’ils sont déjà tolérants. Et je crois qu’ils le seront encore plus, parce que maintenant nous voyons l’exemple d’un grand mal devant nos yeux. Et maintenant nous voyons ce que nous devons faire pour ne pas être comme ça.

Donc votre film est moins un film sur l’état du pays avant la guerre que la préfiguration de l’après-guerre, du retour à la paix. Vous filmez l’Ukraine après la guerre.

Oui. Après notre victoire, oui.

Propos recueillis et traduits par Thibault Elie.


Jeunesse en sursis

réalisation Kateryna Gornostai

scénario Kateryna Gornostai

image Oleksandr Roshchyn

décors Maxym Nimenko

costumes Alyona Gres

montage Nikon Romanchenko, Kateryna Gornostai

interprétation Maria Fedorchenko, Arsenii Markov, Yana Isaienko, Oleksandr Ivanov

production ESSE Production House

distribution Wayna Pitch

durée 2h02

sortie 14 septembre 2022