« Interdit aux chiens et aux Italiens » mais recommandé pour tous les autres

Dans ce récit familial et populaire, Alain Ughetto raconte l’exil de ses grands-parents des Alpes italiennes vers la France. Inventif et politique, son film d’animation est aussi beau que touchant.

Après un passage remarqué au festival d’Annecy (prix du jury), Interdit aux chiens et aux Italiens a été accueilli au Arras Film Festival dans sa belle programmation jeunesse, le « festival des enfants ». Malgré cette étiquette, ce court long-métrage (1h10) d’Alain Ughetto est une oeuvre taillée pour tous les publics. Puisant dans son histoire familiale, le réalisateur marseillais raconte les aventures de ses grands parents, Luigi Ughetto et Cesira Caretti. Nés dans le Piemont, dans le nord de l’Italie, ils ont traversé les Alpes pour fuir la misère et construire une nouvelle vie pour eux et leurs enfants. Le récit suit cette cette expérience d’exil et de migration dans une première moitié de XXème siècle tourmentée. En se concentrant sur la cellule familiale en construction et en devenir, Alain Ughetto cadre son film dans la sphère de l’intime.

Sans doute sa force tient dans la manière dont l’histoire populaire qu’il conte a été reconstituée. Le cinéaste mobilise a mobilisé tant des matériaux documentaires (témoignages de ses grands-parents ou de ses cousins comme ) que des inventions de toute pièce, pour combler les trous d’une histoire orale dont la nature même est de n’avoir jamais été écrite. Le destin historique de Luigi et Cesira devient alors une légende, racontée par Alain Ughetto — sa voix de narrateur perpétuant ainsi une tradition orale et populaire. Utilisant sa main (faite de chair et d’os) à l’intérieur même ses décors (en carton-pâte), le réalisateur se mue en passeur. Il retrouve ainsi le lien perdu avec sa famille et un grand-père qu’il n’a pas connu — sinon, justement, dans les récits. Derrière son apparence de film d’animation, le long-métrage se dévoile dans la richesse des ses matériaux visuels de nature documentaire. Des images en prise de vue réelles des ruines du village d’Ughettera ancrent la légende tandis que les photos noir et blanc de la famille Ughetto le situent dans un imaginaire nostalgique mais authentique.

Contrairement à La Guerre des Lulus de Yann Samuell (également présenté à Arras, lire notre critique ici), le spectateur n’est jamais infantilisé. Avec une grande maîtrise, le film assume avec sagesse et humour le tragique de l’histoire des Ughetto. La petite comme la grande histoire prennent une tournure tragicomique. Là où le film d’Alain Ughetto se distingue est dans sa diversité de niveaux de lecture. Pour les plus petits, les aventures de Luigi seront avant tout ludiques voire burlesques, profitant des propriétés propres à l’animation en volume. Pourtant, le récit initiatique à l’essence humaniste traite de thèmes aussi variés que la pauvreté, la maladie, la mort, le deuil, les déplacements forcés, la guerre, le fascisme, le viol, la séparation et encore la guerre. Il aurait été facile que cette accumulation de malheurs ne plombe l’atmosphère de ces aventures, mais Alain Ughetto parvient à garder son film enveloppé d’une délicate légèreté. Ayant fait le choix d’un récit chronologique, le film rattrape vite les quelques longueurs ou répétitions dans un montage qui privilégie la simplicité et la lisibilité.

D’une réelle beauté plastique, Interdit aux chiens et aux Italiens séduit par sa rigueur formelle et sa cohérence esthétique. Les marionnettes aux grands yeux et aux moustaches prononcées se distinguent par leur style unique (prodigieux travail de costumes d’époque). Des montagnes enneigées du Piémont aux plaines de Provence, les décors se démarquent par leur grande inventivité et une simplicité d’exécution remarquable. L’exemple le plus probant étant sûrement la maison Ughetto construite en carton, laissant apparaître la fragilité de sa structure dans les fissures et les couches d’un carton d’emballage. Le jeu des textures et des matières utilisées puise dans des objets du quotidien : dans le monde d’Alain Ughetto, les brocolis deviennent des arbres, les courgettes des maisons de montagne et les carrés de sucre des briques de construction. La fabrication artisanale du film rend un hommage sincère au travail manuel et au pouvoir des mains comme outil de création. Ces choix des composants mêmes sa substance renforcent la tension esthétique du film, entre son dessein légendaire et son désir documentaire.

Interdit aux chiens et aux Italiens se révèle être un classique instantané. Outre le fait d’être un pur film de cinéma l’intelligence avec laquelle il traite Comment ne pas penser à la formidable fable animée de Jacques-Rémy Girerd, La prophétie des grenouilles (2003) ? Avec un graphisme dessiné proche de l’aquarelle, le film évoquait déjà avec force et gravité les vertus de la tolérance, du vivre-ensemble et de la solidarité avec un propos antiraciste clair et une morale identifiable pour un enfant de cinq ans. Vingt-ans plus tard, il est réjouissant que de tels films continuent à être produits, réalisés et montrés. À ce titre, le film d’Alain Ughetto est d’une étonnante actualité alors que l’année a été marqué par la guerre de retour sur le sol européen avec l’invasion de l’Ukraine, le retour du fascisme au pouvoir en Italie depuis l’élection de Giorgia Meloni ou encore les drames des passages de frontière pour les exilés en Méditerranée comme à travers les Alpes. Gageons que tous les jeunes cinéphiles qui le découvriront en seront pour longtemps marqués.