Avec « Notre corps », les petites histoires et le grand récit de la vie

Filmant dans un grand hôpital parisien patient·e·s et médecins, Claire Simon tisse le portrait d’une vie entière faite d’épreuves secrètes, de beautés et de drames. L’hôpital y est filmé comme un lieu de vie, d’une vie incandescente, même au bord de la mort.

Après avoir ausculté un microscopique garage d’un petit village (écouter notre entretien sur Garage, des moteurs et des hommes), la cinéaste Claire Simon explore les couloirs hôpital parisien et son flot continu de patient·e·s. Présenté en séance spéciale de la 45e édition du festival Cinéma du réel, Notre Corps ambitionne de tisser le portrait d’une vie d’épreuves portées par les corps. Que peut la médecine face à ces épreuves ? De la naissance à la mort, que se passe-t-il dans le secret des murs d’un hôpital ?

Ici, Claire Simon ne s’intéresse pas à l’hôpital comme machine administrative ou dans ses rapports de pouvoir. L’attention est portée sur les corps, faits de chair et de sang et confiés à la médecine. Patient·e·s et personnel médical forment les deux parties d’une dialectique patiemment construite la cinéaste. Si nous pouvons retrouver les médecins dans de nouvelles séquences, chaque patient – et donc chaque histoire individuelle – n’est suivi que pour une seule séquence, le temps de démêler son histoire, ses attentes, ses besoins et ce que lui offrir la médecine (un diagnostic, des soins, un espoir de guérison ou d’accompagnement dans son projet, pour les transitions de genre ou les naissances).

Son dispositif documentaire est des plus simples : se succèdent des consultations ou opérations de femmes (cis ou trans) et d’hommes trans de tous âges, de toutes origines, nationalités ou milieux sociaux, parfois accompagnées par des hommes cisgenres (compagnons, pères). Le film n’est pas donc uniquement tourné vers le corps des femmes ou des personnes nées avec des utérus. Le synopsis du film décrit à tort une « épopée des corps féminins » alors que la cinéaste filme bien plus, dans un geste inclusif montrant cinématographiquement l’adelphité.

La longueur du film (2h48) lui autorise de longues séquences, à même de raconter chaque histoire, de démêler une situation comme cela peut être le cas lors d’une consultation médicale. Le film se veut être un portrait d’une vie d’épreuves corporelles avec son lot de beautés et de drames, dont des violences physiques et psychologiques. La portée universelle de son film se tient dans l’extrême empathie qu’il suscite en nous : nous nous projetons dans les vies des autres, des projets de naissance par PMA aux annonces de cancer en passant par les ravages concrets de l’endométriose dans la vie d’une femme de trente ans. L’hôpital y est filmé comme un lieu de vie, d’une vie incandescente, même au bord de la mort.

L’une des ultimes séquences est filmée avec une grande pudeur. Une patiente extrêmement fatiguée, au teint livide et au corps marqué par deux chimiothérapies, apprend de la bouche d’une médecin que la dernière chimio ne fonctionne pas. Autrement dit, elle va être placée en soins paliatifs et mourir. La médecin tient la main de sa patiente, lui caresse chaleureusement avec son pouce, puis, au fur et à mesure qu’elle lui parle et explique les conséquences, lui étreint la main pour la soutenir, malgré l’impuissance de la science pour réparer le corps et maintenir en vie. Ce geste d’une infinie tendresse prend le relai de la médecine.

Le projet de Claire Simon est de tendre les yeux et les oreilles vers les autres, mais aussi de montrer le geste médical. Que se passe-t-il dans une salle d’opération ? L’imagerie médicale fait irruption dans le film pour décrire la manière dont nos corps sont manipulés par des mains robotiques et humaines. Ces gestes d’une grande précision sur des corps endormis, coupant des bouts de chair et extrayant tumeurs, démontrent la grande confiance donnée au corps médical. Un belle séquence décrit le processus d’anesthésie générale et ce moment où une patiente s’endort, où son corps s’abandonne à la médecine.

La technique rudimentaire de la cinéaste (caméra-caméscope tenue au poing) et ses inévitables plans fixes tremblotants ont l’inattendue vertu de casser la rigidité de l’institution hospitalière. Claire Simon filme de près, panote lors des consultations, fixe son regard sur un détail, dans un style purement descriptif. À cette caméra-descriptive se double une caméra-informative, cherchant à montrer les différentes étapes d’une procréation médicalement assistée (PMA) : comment attraper et extraire un gamète dans du sang ? Apportant de la légèreté après des séquences plus lourdes, nous voyons les ouvrièr·e·s du vivant au travail et les incroyables ressources de la science au service de la vie.

La plus belle – et dramatique – surprise du film apparaît lorsque la cinéaste elle-même devient l’une des patientes de l’hôpital où elle a filmé de nombreux. Claire Simon est à son tour filmée par Céline Bozon et Martin Rit lors de l’annonce, ce moment lourd où le médecin annonce à sa patiente un cancer. Un cadeau du réel à la documentariste, où elle devient l’un des sujets du film, sans pour autant éclipser les autres. Cet événement de sa vie devient l’une des histoires, l’une des épreuves traversées : Claire Simon devient avoir l’unique patiente du film à revenir dans le montage. L’intégration de ce personnage ne nuit pas au propos et en renforce au contraire la portée universelle de son projet.

À la maxime godardienne expliquant que « toute histoire doit avoir un début, un milieu et une fin, mais pas forcément dans cet ordre-là », Claire Simon répond par son montage mélangeant la chronologie logique des épreuves de la vie, des épreuves des corps. Plus qu’une collection d’histoires individuelles, Claire Simon tisse une histoire collective et universelle. Son programme cinématographique devient peu à peu politique, puisant dans l’intimité des corps non par les rapports de force ou la conflictualité, mais ce qui nous unit et nous rassemble, de la naissance à la mort. À travers son documentaire, la cinéaste nous montre que faire corps, c’est-à-dire faire société, c’est d’abord apprendre à regarder l’autre.